Nous sommes samedi, en fin d’après-midi.

L’air est glacial. Un vaste manteau de froidure et de pluie accable encore Nogent-le-Rotrou, petite commune où vivent les parents de Camille.

Près de l’âtre, la petite Ambre, âgée de 2 ans, vient tout juste de terminer son dessin. Tout sourire, Elle le montre fièrement à son grand-père.

LE GRAND-PERE, pas peu fière et prenant sa petite-fille dans ses bras : WAOUH ! Bravo ma petite fille !

CAMILLE, la mère : Bravo ma chérie !

LE GRAND- PÈRE, caressant les cheveux de sa petite-fille : Bon, ce sont peut-être des gribouillis, mais au moins, c’est un vrai dessin. C’est autre chose qu’est l’art contemporain…

CAMILLE, levant les yeux au ciel🙄 : …

LE PÈRE : Je t’ai vu Camille…C’est vrai quoi ! L’art contemporain, c’est vraiment n’importe quoi !

CAMILLE : De toutes les façons, je te connais papa. Pour toi, l’art – tout court – ne sert à rien. Je me rappelle encore des propos que tu tenais sur ma prof d’arts plastique ou la prof de français…

LE PÈRE : Bon, c’est vrai que j’ai eu des propos assez durs sur certains de tes professeurs autrefois… Mais très sincèrement, je suis quelqu’un de pragmatique. Si je devais être parent à nouveau, je n’enverrai pas mon enfant dans une filière artistique !

CAMILLE 😒: …

LE PERE : Ben, c’est vrai… Regarde ! T’es professeure de Lettres. Bac +5 et tu gagnes à peine plus que le smic ! Ton frère est ingénieur, avec à peu près le même nombre d’années d’études, et il gagne 4 à 5 fois plus que toi.

CAMILLE : …

LE PÈRE : Désolé, mais, la triste vérité ma fille !.C’est la science qui a fait avancer les civilisations, qui te permet de mater des vidéos sur ton smartphone, qui te permet de vivre mieux et en bonne santé. Pas ton art contemporain, ou ta littérature qui n’intéresse que les intellectuels…

CAMILLE, en soupirant : Désolé de te le dire Papa… mais je pense que tu as une vision très stéréotypée et très réduite de l’art, comme si l’art se réduisait à la peinture, la littérature, ou ce que tu appelles l’art contemporain.

L’art, c’est aussi les BD que tu affectionne tant, les jeux vidéos etc.

LE PERE : Pour moi, les mangas, les jeux vidéos ne sont pas des œuvres artistiques ! Ce n’est pas de l’art.

CAMILLE : …

LE PERE : Ben quoi…

CAMILLE : Rien papa… Rien… Mais avant de poursuivre cette conversation, et parce que tes propos ont piqué ma curiosité, je voudrais savoir ce que tu entends exactement par Art, parce que tu semble en avoir une idée très précise…

LE PÈRE : Comment ça ?

CAMILLE :ah ben… je voudrais savoir : Quelle est ta définition de l’art ? Ou du moins, l’art devrait être quoi pour toi ?

LE PÈRE : Ah, OK; je comprends. Eh bien… Pour moi, l’art devrait être tout l’inverse de ton art contemporain !

CAMILLE, levant les yeux au ciel🙄: OK papa.. Mais encore…

LE PERE : C’est vrai que maintenant que j’y réfléchis, c’est difficile de trouver une définition… Mais si je devais donner une définition à l’art, je dirais que l’art, c’est le culte du beau. Voilà ! l’art, c’est une activité qui vise le beau !

CAMILLE : Je vois…

LE PÈRE : Tout le contraire donc de ton art contemporain….Explique-moi voir… Qu’est-ce qu’il y a de beau dans l’urinoir de Marcel Duchamp ?

CAMILLE : Attends… Attends. Tu vas un peu trop vite. Tu dis donc que pour toi, l’art vise le beau.

LE PERE : Oui…

CAMILLE : Du coup, puis-je te poser une autre question ?

LE PERE : Vas-y… Tu sais bien que j’aime nos conversations philo.

CAMILLE : Ok. C’est quoi donc, le beau pour toi ?

LE PERE : comment ça ?

CAMILLE : La question que je te pose est relativement simple. Tu as défini l’Art comme une activité qui visait le beau.

LE PERE : Oui.

CAMILLE : C’est bien cela ? je ne déforme pas tes propos.

LE PERE : Oui, te dis-je !

CAMILLE : Du coup, comment définirais- tu ce “Beau” ?

LE PERE : Euh… Tu m’en poses de ces questions toi…Tu sais bien que j’aime pas avoir des nœuds au cerveau avec vos questionnements d’intellectuels… Euh.. Je dirais que le beau, c’est ce qui est harmonieux.. c’est ce qui provoque du plaisir à la vue; comme un beau tableau etc.

CAMILLE : Donc pour toi, la laideur ne pourrait pas être l’objet de l’art ?

LE PERE : Oh que non !

CAMILLE, un peu taquine : C’est bizarre… Tu adores pourtant voir des films d’horreur.

LE PERE : Oui, et alors ?

CAMILLE : Et alors, dans les films d’horreur, donc dans les œuvres artistiques, on voit aussi des choses “laides”. On voit des choses hideuses, qui nous répugnent…

LE PERE : …

CAMILLE : J’ai cru comprendre que tu aimais beaucoup Baudelaire

LE PERE : Oui, c’est vrai…

CAMILLE : Pourtant, quand Baudelaire, dans les Fleurs du Mal, rédige un poème sur une Charogne, il prend pour objet des éléments qui nous répugnent dans la vie de tous les jours. Je pourrais te parler de la carcasse de boeuf de Rembrandt, ou des “grotesques” de Goya.

LE PERE : Oui…et ?

CAMILLE : Autrement dit, l’artiste peut aussi prendre pour objet “la laideur”.

LE PERE : Qu’essaies-tu de me dire en réalité ?

CAMILLE : Ce que j’essaie de te dire, c’est que je suis en partie d’accord avec toi quand tu dis que l’Art vise le beau. Et c’est vrai que d’un point de vue historique, le beau se définissait par des règles de proportion, de symétrie, et d’harmonie – du moins pour les anciens, les grecs etc.

MAIS parce qu’il y a un mais, de manière plus large, la beauté artistique est d’une nature singulière.

Je trouve que le philosophe Emmanuel Kant en parle très bien. Il dit notamment « Une oeuvre d’art ce n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose ». Autrement dit, dans l’art, ce qui va compter, c’est la façon de représenter, et non la beauté ou la laideur de la chose ou du modèle représenté…

Et je ne te parle même pas de la subjectivité quand on parle de beauté et de laideur…

LE PERE : Ok, ok. Je pense que je comprends… Seulement, tu ne réponds qu’à une partie de mes arguments. Quels arguments as-tu à m’opposer lorsque je dis que l’Art ne sert pas à grand-chose, en tout cas par rapport à la science, qui elle fait avancer la société ?

CAMILLE : Je pourrais commencer à te répondre de manière provocante : pourquoi diable l’Art devrait se soucier d’une quelconque utilité ?

LE PERE : Hein…

CAMILLE : Tu sais papa, beaucoup de choses intéressantes dans la vie ne servent à rien comme , l’amitié, la musique, l’amour… (Le philosophe Schopenhauer va même jusqu’à dire en en gros que l’amour que c’est une chimère qui a été inventé par Mère Nature pour nous pousser à nous reproduire)

Bref, Et pourtant, sans cela, sans tous ces éléments inutiles, la vie serait bien fade…

LE PERE : Euh…

CAMILLE : Bref, tout cela pour dire que de mon point de vue, l’Art n’a pas à se soucier de son utilité. “Le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée », comme le disait naguère Kant

LE PÈRE : …

CAMILLE : Mais je ne vais pas essayer de fuir ou de contourner la question. Papa, très sincèrement, si vraiment l’Art ne servait à rien comme tu dis, pourquoi de tous temps, les rois, reines, les puissants, les grandes puissances ont utilisé l’Art à des fins politiques?

Pourquoi les politiciens actuels s’entourent de publicitaires et d’artistes ?

Et toi qui aime les cathédrales, eh bien, ce sont des lieux où l’Art est justement roi, et a notamment été utilisé pour éduquer, et édifier les peuples.

N’as-tu jamais entendu parler d’une devise latine comme “castigat ridendo mores” ?

Je suis en train de lire en ce moment un essai, Le laboratoire des cas de conscience de Frédérique Leichter-Flack.

C’est un essai très intéressant qui montre comment la littérature – donc l’art – peut nous aider à répondre à des questions éthiques et morales épineuses. Et ce, de manière ludique, en y prenant du plaisir, en étant accessible au commun des mortels contrairement à des volumineux traités de philosophie morale que bien peu de monde consulte.

Et je pourrais multiplier les exemples… Les contes de fées qui aident les jeunes enfants à surmonter leurs angoisses comme le démontre Bruno Bettelheim, et…

LE PÈRE, interrompant sa fille : Ok, Ok, OK, ne me sors pas toute ta science. J’ai compris…

Mais l’art contemporain, tout de même Camille… Je veux bien être ouvert d’esprit, mais je ne vois pas de beauté là-dedans… Tout ce que je vois, ce sont des gens qui se remplissent les poches…

CAMILLE : C’est vrai qu’il y aurait beaucoup de choses à dire sur la marchandisation des œuvres d’art aujourd’hui, sur la définition de l’art contemporain, le rôle de l’Etat etc.

Mais d’une part, comme je te l’ai dit, la beauté artistique est singulière. Par ailleurs, ce que tu peux trouver comme étant quelque chose de beau, eh bien, une autre personne peut la trouver hideuse…

LE PERE : “Les goûts et les couleurs…”

CAMILLE : Exactement. D’autre part, originellement, l’art ne vise pas le beau. Le “beau” comme objet de l’art, c’est quelque chose d’assez récent, ou du moins, pour être plus précisé, la conception de l’Art adossée à une dimension relative à la beauté.

LE PÈRE : Comment ça ?!

CAMILLE : Eh bien, étymologiquement, Le mot français « art » dérive du latin ars, artis qui signifie « habileté, métier, connaissance technique ».

Avant la Renaissance, le mot “Art” avait une signification très large. A tel point, que durant une très longue période, on ne distinguait par exemple pas les artistes, des artisans.

On parlait même d’Art mécanique, d’art militaire etc.

C’est en gros durant le siècle des lumières que l’Art visant le beau va être formalisé, et défini, notamment par les philosophes.

LE PÈRE : Je comprends…

CAMILLE : Tout cela pour dire qu’il n’existe pas à ce jour de définition consensuelle de l’Art, et que cela a beaucoup changé. Que ce qu’on appelle art, n’était pas vu de même façon durant l’Antiquité, le Moyen-âge, la Renaissance, etc.

Quant à l’art préhistorique, les peintures et les gravures de Lascaux ont-elles vraiment été faites dans un but esthétique ? Les chercheurs s’interrogent encore.

Dans tous les cas, ce que je voulais dire, c’est qu’aujourd’hui, le critère de la beauté (et on a vu que la beauté artistique était d’une nature singulière, subjective) n’est plus forcément opérant pour juger de la pertinence d’une œuvre artistique.

Le caractère “innovant”, le fait que l’oeuvre soit originale, dérangeante, est devenu également un autre critère.

Bref, Tu as tout à fait le droit de trouver que l’art contemporain n’est pas à ton goût. Pour autant, cela n’enlève en rien le caractère “artistique” des oeuvres de cette mouvance…

LE PÈRE : Je comprends…

CAMILLE, embrassant Ambre et se levant du salon : Bon, c’est pas tout, mais il faut que je vous laisse. J’ai des tonnes de copies à corriger !

Déjà que je ne gagne pas beaucoup, j’aimerai pas avoir sur le dos des élèves et des parents d’élèves énervés qui pensent que de toutes les façons, “les profs sont tous des fainéants qui ont beaucoup trop de vacances !”